Aikidō: joindre la pratique au discours et lui redonner ses lettres de noblesse

L’âge d’or de l’Aikidō semble être aujourd’hui un lointain souvenir. Si durant la deuxième partie du XXème siècle l’Aikidō connut un engouement relativement important, au point d’être parmi l’une des trois disciplines d’origine japonaises les plus connues du grand public (aux côtés du Jūdō et du Karate) sa popularité est aujourd’hui engagée dans une chute vertigineuse.

Chacun possède sa propre analyse sur le comment du pourquoi et sans doute que chacun détient une part de vérité. Quels qu’en soient les raisons, on ne peut effectivement pas attribuer l’évolution d’une popularité à travers le prisme d’une seule cause. Pour autant, il est à mon sens certaines raisons qui occupent une place bien plus importante que les autres, à commencer par le décalage entre le propos, le contenu et les capacités réelles développées.

 

Le souvenir d’un art martial supérieur

Du temps de son fondateur, l’Aikido et la pratique d’Ueshiba sensei étaient perçus comme un art martial supérieur par les pratiquants d’autres disciplines et adeptes de renom :

« Kano sensei nous avait dit: « L’autre jour, j’ai eu la chance de me rendre compte par moi-même du niveau technique d’un professeur de Jujutsu du nom de Ueshiba. Son exécution des mouvements est merveilleuse. J’ai eu l’impression de découvrir les véritables principes du Judo. J’aimerai bien que Ueshiba sensei vienne enseigner ici au Kodokan, mais c’est un Maître célèbre à part entière et c’est impossible. C’est pourquoi je me suis arrangé pour envoyer quelques-uns de nos élèves étudier avec lui. »[1] Mochizuki Minoru sensei

Mochizuki Senseï

« Au début, à cette époque, les Français ont compris l’aïkido comme une espèce de self-défense très efficace. C’est sur cette image que les gens ont commencé l’aïkido. » Mochizuki Hiroo sensei

« Les mouvements du jo de O-senseï n’étaient pas impressionnants comme ceux de l’école Shindo Muso-ryu mais il touchait toujours les points vitaux de son adversaire. Son jo était vivant. Quand son opposant venait le frapper il ne faisait pas de grands gestes mais déplaçait son bâton de façon imperceptible. La pointe de son jo était vivante. C’était toute la différence. Sa façon de l’utiliser était ce que l’on appelle « naturelle » ou « pure ». Quand vous utilisez le ken ou le bo, leur extrémité doit être vivante. Les mouvements du Maître étaient véritablement merveilleux. »1 Sugino Yoshio sensei

Sugino senseï

Si on ressent encore parfois ce sentiment de supériorité à travers le discours de quelques pratiquants, mettant en avant l’aspect non compétitif et « traditionnel », il y a aujourd’hui un revirement de situation. Il fut un temps où la pratique de l’Aikidō se passait de mots et trouvait crédit chez les adeptes extérieurs. Il est maintenant un temps où les justifications orales et beaux discours ont remplacé les exemples pratiques, ne convainquant plus que ses adeptes, et trouvant tout au plus chez les autres l’écho d’une pratique folklorique loin de la martialité qui lui est conférée.

 

Accorder le discours à la pratique

Le regard porté par le public impacte considérablement la popularité d’une école et nous vivons aujourd’hui à une époque où, heureusement, il n’est plus possible de mentir à la majorité. Le concret a pris la place sur le discours et les rêves. Et malheureusement, sans capacités réelles à démontrer à un non initié le résultat du discours employé, on devient rapidement la risée de notre interlocuteur.

Combien de hauts gradés ai-je vu avoir recours à des justifications orales pour répondre aux problèmes posés par un néophyte ou un adepte venu de l’extérieur ? Combien de fois ai-je vu un haut gradé dicter la conduite de l’élève pour que sa technique fonctionne? Combien de fois avez-vous vu un pratiquant repousser la faute sur la réaction d’uke pour justifier son échec? Ou encore, tenir un long et beau discours sur la martialité, l’harmonie, le relâchement, et être complètement dépasser par l’attaque d’un nouveau venu? La pratique doit pouvoir se passer de mots. Les mots ne sont qu’un complément temporaire à la progression de l’élève mais en aucun cas un outil de justification ou de démonstration. La capacité à démontrer par le corps était sans aucun doute l’une des forces de l’enseignement d’Ueshiba sensei :

« Ueshiba sensei avait amené M. Inoue avec lui. Après nous avoir montré quelques techniques, Maître Ueshiba nous dit : « Vous pensez probablement qu’il est impossible de réaliser ces techniques sans qu’il y ait une entente entre nous. Comme vous êtes tous des pratiquants d’arts martiaux, si quelqu’un veut essayer d’attaquer ce vieil homme, qu’il vienne. » Personne cependant ne s’était levé. À trente cinq ans j’étais probablement le plus jeune. Je venais d’arriver en Manchourie et plusieurs personnes importantes observaient les démonstrations. Je pensais devoir mesurer mes capacités je dis : « Oui, je veux bien essayer ». […] Dès le premier contact je fus stupéfait. […] Bien sûr mon expérience de sumotori me disait qu’il était inutile d’essayer de se battre contre lui. J’ai su à cet instant précis que j’avais perdu. Cependant, je ne pouvais pas me contenter de rester sans rien faire et j’ai tenté de tordre son bras et de le lever. Il ne bougea pas d’un millimètre. J’ai alors essayé avec mes deux mains en employant toute ma force. Il l’a retournée contre moi et je suis tombé. […]
Ce fut un kokyu nage. Je n’ai pas eu de problème particulier avec la chute car en Sumo nous tombons aussi, mais j’ai été stupéfait de découvrir qu’un tel art existait. Ce soir là je me suis rendu au logement où habitait Ueshiba sensei et je lui ai demandé la permission de devenir son élève. »1 Tenryū Saburō

Tenryū Saburō

 

L’Aikidō: un art martial concourant à l’élévation de l’individu par la pratique 

Souvent défini comme un art martial, où un budō (auquel on ne peut amputer ses origines), il va sans dire que son fondateur avait une pratique fondamentalement martiale et qu’il avait les capacités d’en démontrer l’efficacité.

Ueshiba Senseï

Le problème n’est finalement pas tant de trouver de nouveaux outils de communication pour augmenter les licences, de développer de nouvelles formes de travail semblant plus attrayantes pour le public, etc., mais de réalimenter le fond en redonnant ses lettres de noblesse à l’Aikidō : celles d’un budō, avec ses composantes martiales et spirituelles s’alimentant comme des vases communiquant au risque de devenir seulement un ballet philosophique et corporel.

Bien sûr, il est tout à fait possible de pratiquer pour d’autres raisons et n’être absolument pas intéressé par l’aspect martial de l’Aikidō. C’est l’une des nombreuses forces de cette école: celle de proposer une étude qui s’adresse à tous. Toutefois, une compréhension profonde des principes passe inévitablement pas l’étude martiale de la discipline. L’enseignant doit pouvoir le proposer aux élèves intéressés. Sans cela je crois qu’il faut alors arrêter de définir sa pratique comme un art martial, mais simplement comme une activité corporelle d’origine japonaise car cela ne rend absolument pas service à la discipline et aux enseignants qui font cet effort d’intégrer toutes les dimensions d’un budō dans leur pratique.

« Sensei, que pensez-vous de l’Aikido actuel ?
Je pense que les enseignants font un excellent travail. Personnellement je n’ai jamais appris de cette manière. Il ya chaque année une grande démonstration au Bodokan, mais tout cela ressemble à une représentation préparée d’avance. Ne pensez-vous pas que si les choses continuent dans cette direction l’Aikido deviendra une sorte de danse ? Il n’y a aucun inconvénient à considérer un dojo comme une salle où l’on pratique des exercices bons pour la santé, mais d’un point de vue du budo, il semblerait qu’il manque un petit quelques chose. […]
Je suppose qu’il n’est pas très gentil de faire de comparaison, mais je me demande vraiment si oui ou non les pratiquants actuels ont un niveau de compétence suffisant. Osensei nous a quitté et graduellement les uchideshi disparaissent à leur tour. Les enseignants qualifiés sont de moins en moins nombreux. »1 Akazawa Zenzaburo sensei

 

 

[1] Les maîtres de l’Aïkido, élèves de maîtres Ueshiba, période d’avant guerre, Stanley Pranin, 1995

8 Commentaires

  • Jean Luc DUREISSEIX

    Konnichiwa Alex,
    Je ne peux qu’être d’accord avec ton analyse mais ce sera très difficile de redonner sa martialité à l’Aikido,. Du moins dans certaines écoles. Quant aux discours de certains enseignants, ils sont plus que gonflants et n’apportent pas grand chose au problème de la mauvaise perception de l’Aikido par le public. Et il ne faut pas se retrancher derrière un pseudo mysticisme pour éviter l’ épreuve du combat libre face à un ou plusieurs adversaires qui a l’avantage de nous mettre face à nos insuffisances et de nous permettre de remettre les pieds sur terre.
    Mata ne.
    Jean Luc

    • Konnichiwa Jean Luc,

      Merci pour ta lecture et ton retour :-). Effectivement, le défit ne sera pas évident à relever et je crains malheureusement que sans réflexion profonde de la part des enseignants à ce sujet l’aïkido ne devienne que l’ombre de lui-même. Heureusement, il existe encore des enseignants et écoles qui sont dans cette démarche de recherche, et je pense que c’est déjà un premier pas. Est-ce que cela sera suffisant? Seul l’avenir nous le dira, mais je pense que nous pouvons leur faire confiance. Quels qu’en soient les résultats, à partir du moment où l’ouverture d’esprit et de recherche sont cultivées je crois intimement que l’on reste au cœur de la logique de pratique de nos anciens: ne se reposer sur aucun acquis et rechercher sans relâche en étudiant toutes les possibilités :-).

      Mata ne,
      Alex

  • Bonjour,
    Sans compter qu’aujourd’hui les pratiquants veulent tout tout de suite. La pratique d’un art martial est souvent juger inefficace car l’élève ne prend pas le temps de d’acquérir les bases. Ils sont nombreux ceux qui partent à la boxe ou au mma. Heureusement qu’il nous reste des maîtres charismatique avec une recherche honnête qui démontre l’intérêt des arts martiaux encore aujourd’hui.
    Oss

    • Bonsoir,

      Effectivement c’est un élément non négligeable. Malheureusement, il faut composer avec et éduquer progressivement les élèves vers une autre compréhension de la pratique et de l’étude. Si cela prend du temps, les résultats sont toutefois porteur sur le long terme :-).

      Bonne soirée,
      Alexandre

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