Ri, l’étape de la libération: démonstration et improvisation de haut vol par Mochizuki Minoru

Né en 1907 à Shizuoka, Mochizuki Minoru fut un personnage illustre du monde des Budo. Fondateur de l’école Yoseikan, il est un des personnages historiques souvent oublié de l’histoire de l’aïkido en France. Il fut notamment le premier enseignant à faire connaître l’aïkido en Occident à travers une démonstration qui eut lieu lors des championnats Européens de Judo en 1951.

Invité durant la pause séparant les demi-finales des finales, Mochizuki senseï improvisa une prestation « sauvage » de haut vol. Filmée par une compagnie américaine, le film sera diffusé dans les salles de cinéma du monde entier. Le document exceptionnel, qui suit, est aujourd’hui considérait comme la première démonstration d’aïkido en Occident:

L’histoire de cette vidéo par Mochizuki sensei

« Il y avait une pause de trente minutes entre les demi-finales et les finales et quelqu’un me demanda si je pouvais faire une démonstration pendant cette interruption. Je trouvais six Judokas solides et les armais tant bien que mal avec un sabre en bois, un bâton, des manches à balai et tout ce que je trouvais. Je leur dis de m’attaquer tous ensemble et que je donnerais un prix si quelqu’un arrivait à me toucher. Je leur demandais d’attaquer de toute leur force et ils le firent tous les six. Je fis Irimi et « boum boum » les projetais tous.
J’ignorais qu’une compagnie américaine de cinéma, Universal Studios, avait une équipe de journalistes sur place et qu’ils avaient non seulement tout filmé mais distribué le film au monde entier. Après ça, les lettres et les invitations commencèrent à arriver de partout. L’Argentine, par exemple, m’offrit un poste de Directeur de l’éducation physique. Même au Japon il y eut des effets notables.
Mon fils était au cinéma quand les actualités passèrent. Il cria : « Eh, c’est mon père !» Plus tard il réussit à entraîner un groupe de membres de notre famille pour revoir le film. »
Mochizuki Minoru, dans « Les maitres de l’Aïkido, élèves de maître Ueshiba période d’avant guerre », Stanley Pranin, 1995.

 

Une époque où tout reste à prouver

J’ai eu un sentiment particulier en revoyant ces images qui ont bercé mon adolescence, d’autant plus après avoir relu l’interview de Mochizuki Minoru. Si les images d’archives ne rendent pas toujours compte de l’ambiance régnant à cette époque, l’événement accueilli environ 12000 personnes ce qui correspond à plus de la moitié de la capacité d’accueil du palais omnisports de Bercy. Pour avoir une idée, le festival des arts martiaux de Bercy ayant lieu chaque année accueille en moyenne 15000 spectateurs.

Démonstration de Léo Tamaki, Festival des arts martiaux 2014, photo de Shizuka Tamaki

 

La démonstration de Mochizuki sensei fit forte impression et eut un effet retentissant: « Quant au Japonais Mochu ZOUKI, c’est avec une apparente facilité qu’il se débarrassa de quatre adversaires à la fois. On aurait bien doublé ou triplé ce nombre. Mais le ring du Palais des Sports était trop petit. »  Discours extrait d’archives de 1951, retranscrit dans l’ouvrage « Les racines du judo français: histoire d’une culture sportive » de Brousse Michel.

À noter que la démonstration eut lieu dans une période d’après-guerre où, si le judo est déjà installé depuis de nombreuses années, l’aïkido est encore méconnu du grand public en Europe. Tout restait encore à prouver à une époque où la valeur des arts martiaux se mesurait simplement par la démonstration d’une efficacité notoire :

« Quand il est venu en Europe, sa première démonstration a eu lieu à la salle Wagram, à Paris. C’était en 52 je crois. Il a fait une démonstration de type self-défense : 4 ou 5 personnes l’on attaqué avec des chaises ou des bâtons et il les a projetées. On peut dire qu’il a fait une démonstration « sauvage », parce que ce n’était pas préparé ! Ça c’était très bien passé. Moi, j’étais au Japon, et je l’ai vu aux actualités sur le grand écran au cinéma – à cette époque il n’y avait pas de télévision ! J’ai trouvé cela formidable parce que ce qu’il a fait, ce n’était pas de l’aïkido, mais c’était quand même de l’aïkido. […]

Il s’est trouvé dans un endroit où on ne savait pas ce qu’est l’aïkido, mais il fallait gagner, donc il a utilisé tout ce qu’il connaissait. Finalement c’est ça qui a bien marché. Donc l’aïkido de mon père c’était un peu… un peu un genre de « combat de rue », si vous voulez. C’était comme ça… Au début, à cette époque, les Français ont compris l’aïkido comme une espèce de self-défense très efficace. C’est sur cette image que les gens ont commencé l’aïkido. » Mochizuki Hiroo, dont vous pouvez retrouver l’interview en intégralité ici.

Ri: s’adapter, s’harmoniser à l’imprévu

Si cette démonstration peut paraître abrupte sur certains aspects, comme par exemple à 3min14, elle est le témoignage d’un adepte ayant pleinement atteint la période Ri de son parcours, l’étape de la libération. J’ai notamment été impressionné par sa capacité à s’harmoniser dans l’instant dans un tel contexte. En effet, peu d’entre nous accepterait de faire une démonstration improvisée devant 10000 spectateurs avec des partenaires ne répondant pas aux codes de notre discipline.

Bien sûr, il est possible de dire qu’il ne s’agit pas d’une démonstration d’aïkido, comme je l’ai parfois entendu, si nous nous en référons aux formes techniques que nous connaissons aujourd’hui. Mochizuki senseï utilise notamment à plusieurs reprises des combinaisons techniques empruntées à plusieurs écoles :

« Par exemple, il a entré shiho nage et sans lâcher la main de l’adversaire il a ajouté hane goshi de judo. Moi je pense que celui qui est tombé a dû avoir mal [rires]. C’était bien, parce que à cause de la douleur l’adversaire est déséquilibré plus facilement. Au lieu d’agir en force, c’est plus facile d’entrer hane goshi parce que l’adversaire est bien déséquilibré. C’est la première fois que je voyais le hane goshi de mon père, parce qu’habituellement il ne faisait pas hane goshi, il faisait un genre de ippon seoi nage, des choses comme ça, mais je ne l’avais jamais vu entrer hane goshi. Et là oui ! [rires]. C’était un hane goshi shiho nage, hane shiho nage ou quelque chose comme ça… une forme combinée. » Mochizuki Hiroo.

Toutefois, on peut clairement percevoir les principes inhérents à notre discipline tels que Irimi, Awase, Musubi. Et, comme le précise Osenseï : « There are about 3,000 basic techniques, and each one of them has 16 variations… so there are many thousands. Depending on the situation, you create new ones. » On peut donc penser que pour Osenseï, l’aïkido ne se résume pas seulement en un cursus d’apprentissage de formes technique mais bien de principes à partir desquelles l’individu pourra alors s’exprimer librement, s’adapter, s’harmoniser et créer dans l’instant selon la situation.

L’adepte ayant maîtrisé (Shu), et questionné  (Ha), l’ensemble des principes lui ayant été enseignés, il peut alors les transcender et les adapter à l’imprévisibilité d’une situation. Mochizuki sensei ayant atteint cette étape, il semble alors naturel de percevoir chez lui une forme de travail qui lui est propre, reflet de ses expériences passées. Finalement, permettre à l’adepte d’évoluer vers l’improvisation et l’expression libre de lui-même, n’est-ce pas la quintessence d’un art?

Mochizuki Senseï au côté de Ueshiba Senseï