Incertitude et liberté: la faculté d’adaptation au cœur des budos

J’ai toujours considéré la capacité d’adaptation comme l’une des qualités majeures d’un budoka accompli. A une époque où les conflits armés faisaient partie du quotidien, la faculté d’adaptation était une condition indispensable à la survie du guerrier et des populations. Loin d’être des systèmes figés dans le temps, les systèmes guerriers ont su évoluer avec leur temps pour pérenniser un savoir et nous parvenir jusqu’à aujourd’hui. Pour autant, l’euphémisation progressive des pratiques a relayé au dernier plan ce besoin constant d’évolution pour tendre vers des pratiques folkloriques nous promettant efficacité, capacité à se défendre, self-contrôle, et bien d’autres, au travers d’une pratique chorégraphique fermée dénuée de tout semblant de réalité.
En outre, l’adaptation des organismes vivants au monde environnant a toujours été un élément essentiel à leur perpétuation. Il en va de même dans la vie courante et de façon marquée dans des domaines tel que l’entrepreneuriat où l’esprit d’adaptation d’un individu/d’une équipe est un important outil de réussite de l’entreprise à long terme. En définitive, la vie est adaptation et les notions même les plus « banales », telles que la marche, sont adaptations.
Aujourd’hui je vous propose un cours extrait du l’ouvrage d’Hino Senseï: « Don’t Think, Listen to the body ».
« To adapt to any change is also important to the application of budo. The reality of Budo consists of three conditions of uncertainty: you never know how many opponents there are, you never know what kind of weapon the opponents will use and you never know when the opponent will attack.
In every condition, nothing is certain. Therefore, if your mind is rigid and full of preconceived notions, you stand very little chance of surviving. For example, if you have decided thatt the enemy is only one and that his weapon is a spear, your life would be in danger immediatly when it turns out that there are three of them with a spear, a sword and a bow and arrow. To put it in a différent way, thinking from a different angle is always needed. Il suspect that the saying « Itsuku wa shi, itsikazaru wa sei (to be fixated on something leads to death, not to do so means life) came from a situation like above. »
S’adapter, un élément incontournable à la formation du budoka
« S’adapter à tout changement est également important dans l’application du budo. »
Dans l’univers des activités de combat nous pouvons identifier différents profils comme le bon technicien, le bon tacticien et certains appartenant à ces deux catégories. Toutefois, l’ensemble des grands champions se démarquent généralement du commun par leur capacité d’adaptation (physique et psychologique) à une situation. Qu’on le veuille ou non, quel que soit notre niveau de connaissances théoriques, elles ne nous seront jamais d’une grande utilité sans aptitude à les manipuler et à les adapter dans un contexte empli de vie. La difficulté réside ici dans le fait que chaque personne avec qui nous échangeons correspond à une individualité dans laquelle nous retrouverons, certes des points communs, mais aussi une grande part d’inconnu propre à chacun. Toute personne travaillant au quotidien avec de l’humain aura probablement conscience de ces éléments avec lesquelles nous devons composer.
Malheureusement, lorsque nous pratiquons nous avons parfois tendance à considérer inconsciemment la technique comme une mécanique s’appliquant de façon uniforme à l’ensemble de nos partenaires plutôt qu’un moyen d’expression adaptable à chaque individualité. La technique constituant aujourd’hui la marque identitaire de chaque discipline, est malheureusement bien trop souvent perçue comme un saint Graal synonyme de niveau d’acquisition. Si les techniques constituent une clé pour ouvrir la porte du chemin conduisant à la compréhension des principes, elles ne constituent en réalité qu’un élément mineur de notre boîte à outils dans le domaine du combat.
Il y a un an, à l’occasion de l’aïki taïkaï 2016, Tobin Threadgill, est venu nous faire découvrir le travail de son école Takamura ha Shindo Yoshin ryu. Le cours fut passionnant et je vous invite à lire le blog de Nicolas Delalombre pour en découvrir davantage sur la profondeur du travail de cette école. Pour l’anecdote, il utilisa un travail sur Kote Gaeshi pour nous faire aborder un principe de l’école. Lors de son intervention pour nous guider dans le travail proposé, un stagiaire demanda comment réaliser la technique lorsqu’aïté bloque le mouvement. Il invita alors le stagiaire à venir le rejoindre et lui demanda de faire ce qu’il voulait. Le stagiaire essaya alors de bloquer le mouvement et Threadgill senseï changea instantanément de technique, envoyant au tapis son interlocuteur avec bienveillance. L’action se déroula sans heurts, sans changement de rythme apparent et uke chuta sans même se rendre compte de ce qu’il venait de se passer.
Cette anecdote représente à mon sens l’expression d’un haut niveau de pratique et d’une extrême finesse lui permettant de s’adapter instantanément. Elle est aussi un bel exemple d’un état vers lequel les budos devraient nous conduire, celui d’un corps et d’un esprit capable de s’harmoniser à autrui et avec bienveillance tout en conservant une efficacité d’action maximale. Propos qui n’est pas sans rappeler ceux d’Hino senseï ou encore Mochizuki senseï :
Les samouraïs avaient beaucoup de faculté d’adaptation mais dans notre société, pour celui qui n’a pas de faculté d’adaptation, c’est difficile d’avancer.
En résumé, il est illusoire de vouloir placer avec exactitude une technique vue à l’entrainement. La technique naissant de la situation, s’avoir s’adapter et composer dans l’instant répond à la quintessence même de notre art.
L’importance de l’incertitude
» La réalité du Budo se compose de trois conditions d’incertitude:- vous ne savez jamais combien il y a d’adversaires, – vous ne savez jamais quel type d’arme les adversaires vont utiliser – et vous ne savez jamais quand l’adversaire va attaquer. Dans n’importe quelle condition, rien n’est certain. »
L’incertitude est un élément majeur de la vie. En outre qui peut réellement dire ce que nous serons demain? Si votre journée va se passer comme vous l’aviez prévu? Si votre rendez-vous professionnel va se conclure par une promesse d’embauche? Si, le soir venu, vous reverrez votre compagne ou compagnon que vous avez embrassé chaleureusement le matin avant de partir travailler? Ainsi l’incertitude de l’ensemble des situations auxquelles nous faisons face est en quelque sorte la genèse de notre indispensable besoin de nous adapter en toutes circonstances.
L’échange entre deux adeptes c’est le mouvement, la liberté d’exécution, l’imprévu avec la part d’inconnu qu’il suscite, et s’il semble important de passer par un cadre fermé d »étude pour avancer, il est intéressant de se demander si nous serons capable de mettre en pratique les principes de l’école en nous enfermant dans cette forme d’apprentissage? Parce qu’un musicien connaît ses gammes et son solfège, cela fait-il de lui un artiste capable d’improviser sans un entrainement approprié? Une personne possédant une base solide de vocabulaire en anglais est-elle en mesure de parler un anglais correct sans pratique orale? Les adeptes de haut niveau se démarquent du commun par leur capacité à exploiter et modifier librement leur base de connaissances selon les besoins de la situation.
Petit j’observais mon père, clarinettiste de profession, jouer et composer sans relâche du matin au soir. Aussi loin que mes souvenirs remontent, je trouvais le résultat merveilleux lorsque j’allais le voir en concert. Le résultat me surprenait à chaque fois car il y avait toujours une part de renouveau, d’instantanéité. Voyant un artiste sous son plus beau jour, le public n’a pas toujours conscience de la somme de travail que cela représente, mais je savais plus que quiconque le temps qu’il passait à étudier quotidiennement. Un jour, à la sortie de mon cours de musique, il me dit « tu sais la musique ce n’est pas seulement avoir une bonne technicité, c’est ressentir chaque fibre de ton instrument, ressentir ce qui se passe autour de toi et en toi. Étudie la technique mais n’oublies jamais que jouer de la musique c’est ne faire qu’un avec ton instrument et les personnes qui t’écoutent ». A l’époque je n’avais pas mesuré la portée de ces quelques mots.
Nos pratiques respectives, au-delà de l’aspect technique, nous poussent la majeure partie de notre temps à essayer de rendre l’utilisation de notre corps plus efficiente, à comprendre le fonctionnement de celui-ci et saisir le sens des principes. Si cela constitue une première étape d’acquisition, cet ensemble ne prend réellement sens que lorsque nous sommes capables d’y donner vie dans des situations se rapprochant d’une réalité, dont l’incertitude fait majoritairement partie.
Tel que le précise Hino senseï, la pratique du budo ne peut se passer de ces trois composantes à la base même d’une pratique vivante parce qu’elles sont les conditions sine qua non de la formation d’un adepte pour développer des capacités concrètes techniquement et mentalement.
Libérer l’esprit par la mise en place de situation libre ou semi-libre?
« Par conséquent, si votre esprit est rigide et rempli de notions préconçues, vous avez très peu de chance de survivre. Par exemple, si vous avez décidé que l’ennemi est seul et que son arme est une lance, votre vie serait immédiatement en danger s’ ils s’avèrent être trois avec une lance, une épée et un arc avec des flèches. Pour le dire d’une manière différente, il est toujours nécessaire de penser sous un angle différent. Je soupçonne que le dicton « Itsuku wa shi, itsikazaru wa sei » (être focaliser sur quelque chose mène à la mort, ne pas le faire signifie la vie) provient d’une situation comme décrite ci-dessus. »
Les principes de » non pensée », « laisser jaillir », « saisir l’instant », sont nombres d’éléments au cœur des arts martiaux japonais. C’est un état que nous sommes beaucoup à rechercher, mais rares sont les adeptes capables de le mettre réellement en pratique. L’exemple que cite Hino senseï est tiré du « Gorin No Sho » de Myamoto Musashi, idée que l’on retrouve également dans les textes de Yagyu Munenori ou encore Kotoda Yaheï au sujet d’Itto Ittosaï:
Ce qui est important est la suite: la façon de varier est imprévisible, c’est-à-dire que l’esprit ne s’arrête pas, il s’efface complètement comme les vagues blanches, ou le sillage blanc du bateau qui s’éloigne. Si l’esprit variable était fixé, le résultat en combat serait catastrophique. Yagyu munenori
Un véritable adepte du sabre apprend ce qu’est la défaite. Il développe en lui les techniques et les raisons et réagit en fonction de l’adversaire en saisissant les techniques et les raisons de celui-ci […] Les techniques correspondant convenablement aux changements de situation ne surgissent pas de la réflexion, mais elles viennent en chevauchant les raisons de la nature, elles varient et s’ajustent sans aucune réflexion. Kotoda Yaheï, Ecrits sur le maître de sabre Itto Ittosaï, traduction Tokitsu Kenji.
Toutefois il est également important de se poser la question: est-il possible d’atteindre un tel état sans éprouver son corps et son esprit dans l’incertitude?. L’intégration des différentes dynamiques de l’incertitude dans l’entrainement d’un adepte est peut-être une réponse, parmi tant d’autres, relevant plusieurs intérêts:
– l’incertitude du nombre adverse et leur liberté d’action est source de stress: en intégrant progressivement cet aspect dans l’entrainement, l’élève domptera graduellement ses émotions en agrandissant sa zone de confort et en diminuant sa zone d’inconfort.
-l’incertitude ne laisse pas de place à une vision couloir de la situation: l’élève apprendra progressivement à ouvrir son champ visuel et perceptif, élargissant au passage son champ des possibles. Elle est un bon moyen de se mouvoir tout en gardant l’esprit attentif à l’environnement.
– l’incertitude des armes adverses permet un développement accru de la vigilance mais aussi de faire le lien entre le travail aux armes et à mains nues. Chaque action doit permettre à l’élève de réagir que l’adversaire ait une arme ou non. Cela change énormément de chose dans l’étude.
– l’incertitude du temps d’attaque permet à l’élève de rentrer dans une dimension supérieure de l’étude pour appréhender quand et comment prendre l’initiative, quelle posture, quel placement et quel état d’esprit adopter.
– l’incertitude permet de développer un ressenti et une capacité d’adaptation supérieure. Si une situation fermée laisse le temps de rechercher pour s’harmoniser, la fugacité et la singularité des actions libres, en mouvement, ne laissent aucune de place à la demi-mesure.
– l’incertitude permet de dompter la peur de l’inconnu, se connaître, communiquer avec l’autre et l’acceptation du lâcher prise.
– enfin l’incertitude aide à remettre notre ego à sa place et nous apprends que, quelles que soient nos capacités, rien n’est certain.
La seule certitude, c’est que rien n’est certain.Pline l’Ancien
Quel intérêt en aïkido?
L’aïkido est un budo. Toutefois sous prétexte que c’est un « art martial » dont l’objectif est la non-opposition, l’utilisation de situations ouvertes offrant une grande marge d’incertitude et de liberté aux élèves est souvent proscrite afin d’éviter toutes situations d’opposition. Inconsciemment cela permet peut-être également d’éviter que les élèves ne remettent trop en question l’enseignement proposé car la mise en place de situations d’apprentissages « libres » relève plusieurs impératifs:
– que l’enseignant soit un chercheur n’hésitant pas à remettre son niveau de compréhension en question en éprouvant les limites de ses théories et en ayant le courage de tester ses hypothèses,
– que l’enseignant souhaite instaurer un cadre d’étude permettant aux élèves d’approfondir les principes de l’école en profondeur. Il ne s’agit en aucun cas de dénaturer l’activité mais de créer les conditions d’apprentissage permettant aux élèves de polir leur acquis dans des situations de plus en plus complexe à gérer,
– que l’enseignant est conscience qu’une situation d’étude « libre » ne veut pas forcément dire « compétition », « opposition », lorsque le cadre réunit les conditions à cette forme de travail et que les élèves sont progressivement amenés vers un travail libre sans opposition,
– que l’enseignant ait fait la démarche d’avoir ce vécu pour proposer des situations concrètes répondant au besoin de sa discipline et de son enseignement, dans le but d’amener les élèves à leur plus haut niveau,
– que l’enseignant sorte de sa zone de confort pour expérimenter avec ses élèves. Les élèves n’apprennent pas seulement des techniques. Ils s’imprègnent du caractère de leur enseignant, de leur mode de pensée et de leur ouverture, ou non. L’enseignant fait souvent figure d’exemple et il est couramment admis que les élèves sont un bon miroir de l’enseignement proposé. En quelques mots l’enseignant n’est pas la pour rester dans un cadre confortable, lui permettant de mettre en avant son niveau d’acquisition, mais pour enseigner tout en ayant le soucis de permettre à chacun de développer ses potentialités et de progresser lui même en retour.
– que l’enseignant s’affranchisse des dogmes d’une pensée générale souvent sans fondement en gardant liberté de pensée, liberté d’étudier, liberté d’expérimenter, ouverture et autonomie dans sa démarche pédagogique, au risque de rester toute sa vie durant au niveau Shu. C’est un combat de tous les instants auquel personne n’échappe.
Les grands adeptes du passé, eurent dans leur cursus ce vécu qui leur permit de développer un certain nombre de capacités et de conserver une pratique fondamentalement martiale, source d’une compréhension aigu des principes. L’ensemble des adeptes de haut niveau que j’ai eu la chance de croiser avaient aussi ce vécu. Malheureusement, les générations d’aïkidokas d’aujourd’hui ont rarement eu l’opportunité d’éprouver leur travail dans un cadre semi-libre voire libre auquel nombres d’excuses en tout genre sont régulièrement données: « tu n’as pas le niveau pour te poser ce genre de questions », « pratique et tu comprendras plus tard », « tu pratiques un art martial, pas un sport ». Malheureusement, triste est de constater que des koryu offrent ce cadre de pratique à leurs élèves avancés mais que sous prétexte d’une compréhension erronée des traditions, quelques enseignants considèrent à tort que notre discipline est une tradition au sens le plus noble du terme. Le tout en promettant « efficacité », « martialité », « capacité à se défendre et contrôler la force de l’adversaire » mais en gardant sous le coude les cartes de la « tradition » et du « c’est un budo qui a pour but l’harmonie et la paix » pour justifier de cette absence dans les choix pédagogiques.
Bien sûr, l’aïkido a réussi le pari de proposer une méthode dont l’absence de compétition en fait l’une de ses richesses et il serait préjudiciable qu’il en advienne autrement. Pour autant, il existe de nombreux intermédiaires permettant aux élèves d’éprouver leurs connaissances et d’approfondir les principes au travers de situations d’échanges plus libres et incertains sans pour autant rentrer dans le monde de l’oppositions et de la compétition.
L’aïkido est à mon sens bien plus qu’une discipline « traditionnelle » se limitant au cadre du dojo. C’est une voie possédant l’ensemble des éléments nécessaires à la formation d’un véritable budoka dépassant le simple cadre d’apprentissage de formes gestuelles, accompagné de longs discours philosophiques, si l’on s’efforce d’exploiter chacun des possibles qu’elle nous offre. Un jour Mochizuki senseï nous dit en stage :
La seule limite c’est vous-même ainsi que les barrières que vous mettez en place dans votre esprit.
Si l’étude technique d’une discipline permet d’acquérir un premier socle de compétence, l’incertitude et la liberté de mouvement sont des étapes de perfectionnement et d’approfondissement des principes sans lesquels l’adepte continuera de construire un ensemble friable galvaudé par nombre de suppositions.
Voici, une vidéo de Philippe Cocconi, expert et chercheur incontestable, proposant une forme de travail libre à la NAMT 2017:
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