Budō et apprentissage: Ichi-go Ichi-e, « une rencontre, une chance »

Notre vie est généralement rythmée par de multiples rencontres pour lesquelles nous faisons le choix ou non de prendre le temps de nous arrêter. Quotidiennement, nous nous construisons au contact de notre environnement, proche et lointain, en cumulant une somme d’expériences, d’échanges, au sein desquels se dissimulent de nombreux éléments moteurs de progrès emprunts à la singularité de chaque instant.
Ichi-go, Ichi-e, 一期一会, est une expression japonaise se référant à cette idée de fugacité de chaque rencontre. Principe au cœur de l’étude de la cérémonie du thé, on la retrouve régulièrement transposée à la culture martiale japonaise. Composée trois kanji, 一 symbolisant le chiffre un ; 期 symbolisant l’idée de temps, date, période ; 会 symbolisant l’idée de rassemblement, rencontre ; cette expression se traduit littéralement par « un temps, une rencontre ». Généralement traduit par « une rencontre, une chance », « la chance d’une vie », « chéris chaque rencontre car elle n’aura lieu qu’une fois », cette expression est intimement associée au temps s’écoulant perpétuellement et l’importance de se consacrer pleinement à l’instant présent. En outre, elle rejoint l’expression Au no wa wakari no hajimari, 会うは別かりの始まり, « La rencontre est le début de la séparation » traduisant un sentiment bouddhiste très commun au Japon à propos de la fugacité de toute situation.
Le temps est une chose que l’on ne peut maîtriser s’opposant à la locution verbale « gagner du temps ». Chaque instant est déjà de l’ordre du passé au moment même où nous l’évoquons, comme l’ensemble des lignes précédemment écrites à ce moment précis.
J’apprécie cette expression soulignant l’importance de profiter, chérir, l’éphémérité de chaque rencontre. Il en va de même dans lorsque nous sommes au dojo.
Chaque moment passé au dojo est une occasion de progresser
La pratique martiale ne pouvant se passer du travail avec partenaire, la plupart des situations pédagogiques proposées se font dans l’alternance de rôles d’uke et tori. Bien que les deux statuts permettent une marge de correction et de progression constante, il est courant d’observer une passivité de la part d’uke à laquelle personne n’échappe.
La traduction littéraire d’uke est généralement la suivante :
« Uke se compose des kanji 受 et hiragana け. 受 représente le croisement entre deux mains s’échangeant un objet exprimant l’idée de recevoir un présent. け, quant à lui, est un kana, syllabaire se prononçant ke. Uke, signifiant littéralement celui qui reçoit, est un terme que nous retrouvons au sein du verbe ukeru, 受ける, désignant l’action de recevoir mais également d’accepter, de suivre.
En regardant de plus près le rôle d’uke dans les traditions martiales japonaises, nous retrouvons ce terme dans de nombreux koryū tel que l’école Katori Shintō Ryū où il désigne l’instructeur ou l’ancien « recevant » les attaques de l’élève. Dans l’école Toda-ha Bukō-ryū il se définit par uketachi, « le sabre qui reçoit » étant encore une fois un ainé, un enseignant à l’inverse du shitachi, « sabre qui agit », un rôle assigné à celui exécutant la technique, le débutant, l’étudiant. »
Si le rôle d’uke est effectivement de recevoir la technique de tori, il est courant d’observer une passivité implicite de ce dernier de par le statut lui étant conféré. Pourtant, à la fois moteur de progrès pour son partenaire, son rôle ne se cantonne pas simplement au don de sa personne pour permettre un progrès à autrui. Comme les deux facettes d’une même pièce uke et tori sont deux sources d’apprentissage indispensables à la progression personnelle.
En outre, au-delà du rôle de partenaire d’étude, celui d’uke permet :
- En bon miroir, de souligner les erreurs observées chez son partenaire dont celui-ci n’a pas toujours conscience. Autant d’erreurs qu’il est également susceptible de faire lorsqu’on change de rôle. Il permet alors un retour direct à tori sur sa pratique mais également la sienne.
- D’aiguiser son œil afin d’être capable, en situation de conflit, de repérer en une fraction de seconde l’ensemble des défauts, appels, gestes parasites d’aïté.
- De verbaliser, mettre des mots sur des sensations, ouvrant un échange entre partenaires parfois moteur de progrès et compréhension.
- D’approfondir les principes awase et musubi valables tant pour tori que uke
- De travailler l’appréhension du maaï, améliorer ses attaques etc…
Cette interrelation complexe entre les partenaires est somme toute un facteur de progression commune, non pas dans la passivité, non pas dans la confrontation, mais dans l’échange mutuel à travers le langage du corps.
Il est pourtant souvent regrettable de rencontrer un partenaire passif qui reçoit « bêtement la technique » ou « bloque bêtement celle-ci » en attendant son tour pour « étudier ». Si cette attitude est généralement agaçante, il est tout aussi regrettable, si ce n’est plus, pour uke d’adopter une telle attitude pour sa progression. Celui-ci se retrouvant alors dans une situation bien plus désavantageuse que tori, laissant filer de précieuses minutes d’échanges et apprentissages.
Optimiser son temps d’apprentissage
Les adeptes du passé pratiquaient quotidiennement, ce qui est parfois le cas pour quelques contemporains. Toutefois, si nous prenons l’exemple d’un élève lambda, venant en moyenne deux fois par semaine, 1h30 à 2h au dojo, soit 3 ou 4 h par semaine, il est indéniable que sa progression reste beaucoup plus limitée que celle d’un passionné s’entrainant sans relâche dès qu’il en a la possibilité. Cela n’est bien évidemment pas une critique. Les contraintes de la vie quotidienne, les priorités dans les centres d’intérêts, font que nous ne pouvons exiger des élèves la même somme de travail et d’exigence que nous nous infligeons.
Pour autant, si cet élève, s’entrainant en moyenne 3h par semaine, adopte une attitude passive lorsque le rôle d’uke lui est attribué, sachant que nous alternons à hauteur de 50% de notre temps entre uke et tori, son temps d’étude effectif se voit divisé par deux. S’il n’est pas toujours évident, surtout après une grosse journée, de s’investir corps et âme dans chaque moment passé sur le tatami, notre façon d’aborder l’entrainement reste l’une des clés pour optimiser notre apprentissage et celui de nos partenaires.
J’ai rencontré maintes fois des élèves ayant une marge de progression énorme tout au long de l’année alors qu’ils ne venaient généralement qu’une fois par semaine. Cela ne les empêchait en rien de progresser autant qu’une majorité d’élèves. Non pas qu’ils étaient plus doués mais parce que chaque moment passé au dojo leur était précieux tant leur vie personnelle était chargée, limitant leur possibilité de participer au cours autant qu’ils l’auraient souhaité.
Chaque moment passé sur le tatami était un trésor et aucun instant du cours ne leur échappait. Je reste persuadé que s’ils avaient pu doubler leur temps de présence au dojo, leur marge d’évolution aurait été largement multipliée par deux comparativement aux personnes régulières.
C’est l’une des raisons qui me pousse généralement à répondre simplement « il faut pratiquer » à des débutants lorsqu’ils me demandent combien de temps de pratique il est nécessaire pour atteindre tel niveau. Bien que cette réponse satisfasse rarement, le niveau d’un adepte tient bien plus à sa façon d’aborder chaque instant de l’entrainement qu’au décompte du nombre d’années ou d’heures passées sur le tatami. Il est bien sûr nécessaire de passer plusieurs centaines d’heures d’étude pour espérer effleurer une quelconque compréhension des principes. Toutefois, chérir la singularité de chaque instant, se plonger pleinement dans le moment présent, aborder l’étude en s’efforçant de ne laisser s’envoler aucune seconde de son temps de pratique, sont parmi les qualités du budoka qui ouvriront sans aucun doute de nouvelles dimensions dans les voies que nous choisissons d’entreprendre.
Très juste article qui relate bien ce que l’on ressent parfois dans les dojo; Toutefois le rôle d’uke depend directement de la manière dont ce rôle lui a été présenté. Uke est tout sauf passif; son rôle est effectivement d’être juducieusement présent comme feedback au minimum; Si la technique est mal faite (en lien avec le niveau de celui qui la porte) il peut et doit la » refuser » intelligemment, peut-etre même proposer un kaeshi waza s’il en a le niveau …
vigilance toujours;
enfin, en katori shinto ryu celui qui « apprend à porter la technique » a aussi le nom de kirikomi. Il porte la technique en « avancant » sur uketachi qui « apprend à recevoir et contrer »…
un travail, « moitié pour soi, moitié pour l’autre »…
Bonjour,
Effectivement, le rôle d’uke dépend de la manière dont on lui a présenté. Non seulement de la part de l’enseignant mais aussi de la part de ses sempaï. Uke est sans doute l’une des vestes les plus complexe à endosser, les progrès d’un adepte étant intimement liés à l’échange s’instaurant entre lui et ses partenaires d’étude ainsi que sa façon d’aborder le rôle d’uke. Merci pour votre retour et vos précisions sur l’étude de l’école Katori Shinto Ryu :-).
Bonne journée,
Cordialement.
Alex
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